Spargea, Nossasty et la Sublime

La terre, on la donne aux paysans ? D’accord. 

Et l’eau ? Aux marins ?

Question posée par un trotskiste à V. Lénine.

C’était l’époque où, dans l’un des deux clubs de volley de Stépan, était apparu un certain Spargea (Asperge). Précisons qu’en l’occurrence il ne s’agissait pas des andropausés du bois de Vincennes, des anciens qui vivaient mal l’effritement de leur superbe, s’engueulaient comme des poissons pourris et en venaient même parfois aux mains. Stépan jouait avec ces énergumènes tous les dimanches matin. Ces matins dominicaux méritent quelques lignes à part et je le ferai, promis juré. Le club dont je parle était de bon niveau, on transpirait bien. Spargea y était d’autant plus à l’aise qu’il était de taille respectable, très bon au contre et en attaque sur les passes courtes – bien que nul en défense. A l’époque, c’était un mec simple et, pas trop du genre “premier de la classe“, mais il faut constater que c’était il y a longtemps, et que la vie l’a changé comme beaucoup d’entre nous.

Ca aussi c’est une histoire à part, mais pour plus tard. Donc, un beau jour, Stépan avait emmené Spargea à la “Toundra “ et ce dernier s’était révélé aussi bon partenaire à table que sur le terrain de volley : la vodka ne lui faisait que du bien et, comme les amis de Stépan étaient sacrés pour Pacha (gérant et ami intime de Stépan), les carafons de « Sibirskaïa » ne restaient jamais vides. Le hareng gras et les blinis à la crème étaient suivis de golubtsis (choux farcis). C’est inimaginable la quantité de bouffe qu’on peut ingurgiter avec un litre de vodka. Pacha, naturellement, ne voulait pas entendre parler du paiement de la bibine. Pendant un temps, Spargea passa à la “ Toundra ” une ou deux fois par mois avec des amis.  Mieux encore, un jour il y invita ses parents, qui commencèrent tout de suite à fréquenter l’endroit sans le fiston. De toute évidence, son papa avait un sérieux penchant pour les Popovs, il adorait la vodka et les zakouskis, la musique et la chanteuse. Notons que c’était un couple des cocos de mérite et que ça facilitait des choses. Après trois ou quatre verres, Papa prenait franchement son pied en jouissant des sympathies particulières de la serveuse Klavka (à cause des bons pourboires à la russe) et de celles de Pacha, qui poussait souvent un petit soupir nostalgique en observant les géniteurs de Spargea. Ils ressemblaient à n’importe quel couple de retraités dans un restaurant de Moscou, enfin quand les restos étaient accessibles aux retraités. Papa, bravant toutes les interdictions formelles du médecin, buvait son coup et Maman, souffrant pour deux, tâchait timidement de l’en empêcher. Au début, Pacha n’y allait pas de main morte et lui faisait goûter toutes les sortes de vodka qu’il avait en magasin. Dès leur troisième visite, la maman de Spargea avait eu un entretien privé avec Pacha, au sous-sol, à côté des toilettes. Elle lui avait demandé de lever le pied s’il ne voulait pas avoir le prochain malaise d’un communiste sur la conscience. Pacha avait obéi, en trouvant mille prétextes pour ne pas trinquer avec Papa à la santé du Bolchoï, de Gagarine, de Boubka et … comment s’appelle celui qui marque le plus de buts pour Arsenal ? Comment ? Archavine ? C’est ça. Et Charapova, quelle femme ! Est-ce qu’il y a des comme ça quelque part ailleurs. D’après Spargea, son paternel n’était pas un kommuniak (coco) inné. Autrement dit, il n’était pas tombé dedans tout petit. Avant  de devenir l’un des porte-parole du Parti, un éditorialiste à l’Huma ou quelque chose de ce genre, son nom se prononçait avec une particule. Mais la ligne sinueuse de sa vie l’avait conduit à la lutte des classes et l’avait condamné à y croire dur comme fer. D’où ses penchants russophiles inébranlables, surtout dans le domaine du sport, du cosmos et du ballet.

Comme c’est souvent le cas, sa progéniture ne partageait guère ses idées. Couper les blinis à la faucille n’était pas du tout leur truc. Spargea avait fait de brillantes études, pour devenir soit un grand apparatchik, soit un vrai “requin du capitalisme“, selon l’expression consacrée de la presse soviétique d’avant la Perestroïka. Ne parlons même pas de son frangin aîné dont on va bientôt faire connaissance. S’il est vrai que la communication est l’égale du pouvoir, il était l’un des hommes les plus puissants d’Europe et sa tronche de roi du moyen âge apparaissait souvent sur les couvertures des magazines financiers.


  Un jour, à l’entraînement, Spargea dit à Stépan un truc qui le scia. Son vieux avait décidé, lors de la réunion des instances familiales du Parti et, bien sûr, par la voix du centralisme démocratique, de fêter son anniversaire à la “Toundra“. Rien d’exceptionnel comme annonce mais, juste au moment où Stépan décalait son postérieur pour smasher, l’autre a rajouté que son frangin viendrait avec la Grande Catherine (voir la photo)! En réalisant la nouvelle, Stépan tapa dans le filet et faillit même se fouler un doigt : la plus belle, la plus talentueuse, en un mot la plus Grande allait venir chez Pacha. Deux minutes après l’annonce de la nouvelle, il téléphonait au restaurant depuis le portable de Spargea. Sa requête auprès de Pacha était simple : il voulait être serveur le jour de l’anniversaire…

On a rarement vu Stépan aussi excité que ce samedi-là. Il  mit la “ Toundra ” sens dessus dessous et prit la tête à tout le monde. Et si Pacha partageait largement son enthousiasme, on ne pouvait pas en dire autant de la serveuse Klavka. Quant au cuistot Michania, il avait promis une sobriété totale pendant deux heures, à condition qu’Elle ne soit pas en retard. Il appelait ça « travailler sans filet ». Stépan avait personnellement dressé le couvert sur la meilleure table, pour six, au sous-sol, avec des verres en argent et des serviettes en laine. Et puis tout le monde se prépara à attendre la Sublimissime. Surtout Stépan. Et nous avons tout vu, tout de nos propres yeux vu.

Elle est entrée la première, avec un regard légèrement inquiet. Pas effarée car elle savait que rien de fâcheux ne peut arriver quand on est si belle, mais l’établissement de Pacha, bien que fort sympathique, n’était pas le genre d’endroit qu’elle devait fréquenter souvent.

De l’entrée jusqu’au bar où Stépan était scotché depuis une heure, il y avait à peine trois mètres. Sans quitter des yeux la silhouette de la belle, Stépan sursauta sur place et fit quelques pas entre flamenco et kazatchok. Avec un rictus collé au lobe de l’oreille gauche, il se précipita vers la lumineuse apparition en balbutiant des formules de bienvenue dans le peu d’anglais qu’il maîtrisait ! À ce moment, on se mit franchement à flipper pour son équilibre mental. Pourquoi commença-t-il d’un coup à meugler en anglais, alors que son français était tout à fait correct ? À la limite, il aurait dû parler russe, ça pouvait passer pour de l’humour, surtout que les Français en apprécient les sonorités. Heureusement, cet état somnambulique ne dura qu’une petite demi-heure. Après avoir servi les zakouskis, Stépan descendit des nuages et commença à chercher un prétexte pour repartir vers le sous-sol.

Et voilà que Pacha lui conseilla d’aller faire goûter sa collection de vodkas à toute la compagnie ! Moi, le fidèle conteur de la vie de Stépan, je proposai de trimballer les bouteilles, faute de chariot de sommelier. En bas, ça se passait plutôt bien puisque l’ambiance dépend en grand partie de ce qu’on mange et que Michania s’était surpassé. Comme on l’a dit, les convives étaient placés tout au fond du sous-sol, à côté du cagibi, suivi des toilettes. Pour qu’ils soient plus tranquilles. Mais quelques clients, inopinément frappés de cystite, firent un peu trop souvent la navette de la salle aux commodités. Quand nous arrivâmes avec notre batterie de fioles, Stépan avait presque retrouvé l’usage de la parole. Il commença à vanter dans un français potable les mérites de chaque tord-boyaux et proposa à la société une séance de dégustation. D’abord il y a des règles à suivre : mieux vaut commencer par les vodkas blanches, au goût plus neutre. Stépan proposa donc de la “Moskovskaï“, de la “ Stolitchnai ” et autre “Sibirskaï“, puis conseilla de passer à la “Zoubrovka“ ou à la “ Okhotnichnaï ”, les Français les aiment bien. Il commença par verser une lichette au monsieur à côté de la Sublime. Ce dernier refusa en posant la main un chouïa trop poilue sur son verre. De toute évidence, il n’avait rien à cirer de l’exposé de Stépan.

C’est seulement à ce moment-là que Stépan prit conscience de son existence. C’était le Nossasty (Grand Pif), le frangin de Spargea, le jules de la Sublime. Il est vrai que l’aura de Catherine la Grande éclipsait tout le reste. Mais si Stépan n’avait pas été aussi bête, il aurait prêté un peu plus d’attention à ce monsieur. Pour l’instant le Nossasty gâchait sans vergogne son numéro en jouant le blasé. Nous avions l’air malin avec la dizaine de bouteilles sur les bras. Et devinez qui nous sortit de cette situation gênante ? 

Une belle main tendit vers Stépan un petit verre argenté et une voix joyeuse s’exclama : “Moi, j’en veux ! Je veux les goûter toutes !“ Stépan était tombé un soir de bonne grâce, c’était tant mieux et c’était mérité, à cinquante ans passés, il était un vrai groupie. À sa plus grande satisfaction, la plus Belle avait bien tenu le coup. Pas de faux mouvement ni de gestes inconsidérés. En remontant au rez-de-chaussée, Stépan arborait un sourire idiot. Pacha et Klavka étaient précisément en train de parler de la Sublime et de son cavalier. – À propos de son jules, fit Klavka en experte, lui, justement, il n’est pas mal, – elle leva ses yeux bleus délavés au plafond, – il est tellement nossasty… Mais la dame est un peu pâlotte. Sans parler de sa robe, elle trop moulante pour son âge. Stépan se retourna vers elle. Il observa un moment la tête osseuse de Klavka, surpris par le peu d’animosité qu’il éprouvait… Une demi-heure plus tard, la compagnie, apparemment contente, monta les escaliers. Les adieux avec le personnel, y compris Michania souriant dans la fenêtre de l’isba cuisine, furent brefs mais sympathiques. Stépan fut gratifié d’un bisou de la part de la Grande Catherine (il était très amusant d’observer rougir ces quatre vingt dix kilos pas timides du tout avec les mecs). En serrant la main de Nossasty, Stépan ne pensait pas le revoir un jour. Il avait tort.

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